OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Ton Président dans ton salon http://owni.fr/2012/02/09/ton-president-dans-ton-salon/ http://owni.fr/2012/02/09/ton-president-dans-ton-salon/#comments Thu, 09 Feb 2012 09:35:41 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=97694 Les Guêpes, le philosophe grec vilipende les démagogues qui ont perverti la démocratie athénienne. « Ces beaux parleurs (...) installés dans les hauts postes avec leurs flatteurs à gages ». De vieux acteurs d'un drame politique, donc. Que Jean-Paul Jouary a retrouvé dans son salon du XXI° siècle. ]]>

Citation : « La rhétorique est la contrefaçon d’une partie de la politique » Platon

Dimanche 29 janvier 2012, curieusement, je passe la soirée avec le Président de la République, ou plutôt, il passe la soirée dans mon salon et il me parle, à moi, il me prend à témoin, il me fait confiance, il flatte mon bon sens. J’entends ces phrases, « je veux dire aux Français », « les Français me comprennent », « les Français savent parfaitement ce qu’il en est », « chacun va comprendre », « je suis là pour parler aux Français », « les Français attendent des décisions », puis (à propos de F.Hollande) « il n’y a pas un Français qui croit que c’est vrai », il prévoit une « ruine », une « folie »… On dirait qu’il a lu mes deux chroniques précédentes et veut me donner raison, il m’invite à voter pour l’enfer. Il est tout près de moi, il me regarde, et nous sommes quinze millions à quelques centimètres de lui, quelle que soit la chaîne réglée.

Les autres candidats, de toute façon – ou du moins ceux qui ont le droit de mobiliser tous les écrans – sont passés aussi par mon salon ou rêvent d’y passer. Je passe à la télé donc je suis est devenu le premier principe de la vie politique comme du Top Chef pour une autre cuisine : c’est au sommet de la société que se concentre le pouvoir de décider qui aura le droit de séduire et qui ne l’aura pas, ou qui l’aura moins. L’orateur est là, qui a préparé ses mines et ses mots, puisque ce ne sont point les idées ni les actes qui devront décider, mais l’image et le charisme. J’avais il y a des années organisé un sondage IFOP sur Darwin ou Einstein, le premier avait obtenu 33% des voix sur le principe de l’évolution, et Einstein un petit 6%, ce qui laissait imaginer ce qu’aurait donné un duel oratoire télévisé entre les deux savants et quelques professionnels de la communication. Entre le raisonnement sur les réalités et l’art oratoire qui flatte notre subjectivité, le second a toujours quelque avantage si je reçois passivement ses mots en face à face. M’est alors revenue la phrase de Jacques Attali en 1972 :

La clarté du débat politique n’a jamais été une priorité politique.

Puis, en 1980 :

Il ne s’agit plus, pour changer le monde, de le dominer, ni de le raisonner, mais de le séduire.

Lorsque la démocratie fut inventée dans la Grèce de l’Antiquité, certains orateurs qui s’adressaient au peuple des citoyens assemblés sur l’Agora payaient les services des sophistes, maîtres de rhétorique, pour séduire déjà, et emporter des majorités à coup de beaux discours, sans souci de vérité ou de justice. Ce n’est pas sans raison que le dramaturge Aristophane, qui fut élève de Socrate, mit en scène de façon ironique et violente, dans Les guêpes, ces « beaux parleurs qui nous gouvernez », « démagogues de carrière », « installés dans les hauts postes avec leurs flatteurs à gages ». Ce n’est pas sans raison non plus qu’un autre élève de Socrate, Platon, dénonçait dans Le Gorgias, les orateurs qui se donnaient « l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs », et ajoutait que « la rhétorique est la contrefaçon d’une partie de la politique ».

Platon (à gauche) et Aristote (à droite). Détail du tableau l'Ecole d'Athènes de Rafael Sanzio de Urbino. Wikimedia Commons (Domaine Public)

Les maîtres de rhétorique d’alors, équivalents antiques de nos « conseillers en image », formaient les capacités des démagogues afin qu’ils parviennent à convaincre les électeurs, lesquels ne disposaient il est vrai ni d’une éducation nationale obligatoire, ni d’une presse d’opinion. Du moins étaient-ils alors soucieux de voter toutes les lois et ne permettaient à aucun gouvernant de décider à leur place. Mais le face à face physique de l’orateur et de l’auditeur, sur l’Agora, permettait de s’adresser directement aux sentiments et aux passions, de séduire et charmer, si bien que peu de place était laissée en fin de compte au raisonnement et au débat rationnel. C’est ainsi que la première démocratie, où furent créées aussi bien les mathématiques que la philosophie, put condamner à mort et exécuter le premier philosophe au sens propre, Socrate, tandis qu’elle laissait libre cours aux violences iniques et aux courses aux richesses. On connaît la suite : cette perversion de la démocratie précéda la décadence d’Athènes, qui cessa de féconder la pensée et les pratiques politiques de l’humanité.

Ensuite la démocratie disparut sous la chape des pouvoirs théocratiques absolus. Puis sa difficile résurrection, du milieu du XIXème siècle jusqu’à la télévision, fit voter les citoyens pour des idées, des partis, des modèles divers, au terme de débats et actions militantes certes d’inégale rigueur, mais qui eurent le mérite d’impliquer activement les citoyens. L’orateur était loin, invisible, objet d’images de presse dans le meilleur des cas. Ces images de presse étaient souvent d’une extrême violence symbolique, mais demeuraient le support d’idées, d’idéaux ou de sentiments.

C’est la télévision qui a réinstauré le face à face antique entre l’orateur et le citoyen, les conseillers en communication remplaçant les sophistes mercantiles pour théâtraliser le discours, avec intonations et mises en scène adéquates. Avec le transfert massif de la souveraineté vers le sommet de l’Etat et des maîtres de l’économie, c’est la capacité à produire ces images qui est devenue un véritable monopole, tandis que toutes les formes de discussion décentralisée, les moyens de converser directement deviennent les bêtes noires des princes modernes. Ce n’est pas sans raison que les mouvements indignés remettent au premier plan une volonté moderne de débattre malgré les médias centralisés, et que de véritables guerres se multiplient en France comme partout dans le monde entre ces princes et les diverses formes de mises en réseaux incontrôlables. Il ne s’agit pas de faits divers ou d’anecdotes passagères, mais sans doute de l’émergence de nouvelles formes de lutte, de nouveaux enjeux, de formes inédites d’expression et de manifestation des aspirations citoyennes. A suivre…

NB : on peut lire et relire, de Platon, le Gorgias, le Ménon, La République, le Protagoras par exemple. Et d’Aristophane, Les guêpes, Lysistrata, l’Assemblée des femmes, les nuées, etc. Et puis, une fois encore, Rousseau.


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni.fr.
Textures par Essence of Dream/Flickr (CC-bync)
Détail du tableau l’Ecole d’Athènes de Rafael Sanzio de Urbino via Wikimedia Commons (Domaine Public)

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L’étonnante méfiance des scientifiques envers l’image http://owni.fr/2010/11/22/letonnante-mefiance-des-scientifiques-envers-limage/ http://owni.fr/2010/11/22/letonnante-mefiance-des-scientifiques-envers-limage/#comments Mon, 22 Nov 2010 15:25:59 +0000 Sylvain Maresca http://owni.fr/?p=33436 Titre original : Actualité de Platon

Les observations au sol et en orbite nous envoient une profusion d’images astronomiques mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, elles entravent notre compréhension du ciel. Car elles ne sont que l’écume de l’astre, elles ne nous en dispensent qu’une vision superficielle, figée et partielle.” Ainsi commence l’interview de Michel Cassé, astrophysicien, dans le dernier numéro hors-série de la revue Sciences et avenir, consacré à 10 ans de sciences en images 2001-2010. Sur les 8 scientifiques interviewés, seulement 2 parlent des images en termes positifs, contre 6 qui émettent de sérieuses critiques ou au mieux dressent un bilan mitigé. Florilège :

Les images “se substituent souvent à la réalité, toujours au détriment de la réflexion et du questionnement. Au fond, l’image est une économie de pensée [qui] provoque une réponse immédiate (…)” (Jean-Claude Ameisen, médecin immunologiste).

L’image ne peut être dissociée de son décryptage. (José Achache, géophysicien).

La terre est transparente, mais le verre au travers duquel nous l’observons est encore dépoli ! (Barbara Romanovitch, sismologue).

La nouvelle imagerie ne peut pas remplacer les fouilles. (Pascal Depaepe, préhistorien).

Nous trouvons exprimée là, dans un langage moderne, la défiance que Platon avait déjà théorisée contre les images, inaptes selon lui à restituer les Formes ou Idées divines, sources par conséquent de déformations, d’illusions et d’erreurs. Il est étonnant de lire une telle concentration d’opinions négatives de la part de scientifiques sollicités pour enrichir le contenu d’un numéro de revue entièrement consacré aux merveilles de l’imagerie scientifique.

Certains reconnaissent à l’occasion les vertus opératoires des formes d’images utilisées dans leurs disciplines respectives : “révéler des détails toujours plus petits dans le corps humain” (Mathias Fink, physicien) ; “éclairer des zones de plus en plus complexes du manteau” terrestre (Barbara Romanovitch) ; “valider des hypothèses” (Robert Vergnieux, archéologue).

Mais ces avantages semblent bien minces comparés aux critiques, souvent radicales, qu’ils expriment sur le passage de la pureté conceptuelle du langage mathématique à sa mise en images :

Les équations mathématiques (…) décrivent les objets célestes, mais notre imaginaire a besoin d’images. L’astronomie a pris l’habitude de les rendre esthétiques et de les diffuser largement, prétendant dévoiler le réel. C’est sur cette fausse promesse qu’elle crée de l’émerveillement. La science s’apparente ainsi à de la magie, et les astronomes à des chamans qui dévoilent le ciel aux habitants de la Terre. Cette utilisation de l’image fait du tort à la science. (Michel Cassé)

En clair, emportée par la séduction des images, la science se complairait dans l’obscurité trompeuse de la caverne décriée par Platon.

L’image, un pis-aller pour les scientifiques

Mais alors, pourquoi cette luxuriance d’images à quoi nous ont habitués la science et la technologie ? Depuis la photographie, elles n’ont cessé d’inventer de nouvelles formes de figuration visuelle, mais également sonore, pour pousser toujours plus loin leur pertinence descriptive. Pourquoi ces inventeurs inlassables d’images seraient-ils aussi sceptiques sur les vertus de leurs outils ? Et d’abord, pourquoi en créent-ils toujours de nouveaux ?

Par commodité, nous répondent-ils : les ordinateurs “produisent des montagnes de résultats. La seule façon raisonnable de les appréhender est de les mettre en images, dans l’espoir de voir quelque chose d’inattendu. D’être surpris, notre système visuel étant ‘fait’ pour cela.” (Jean-François Colonna, mathématicien) Nous somme bien ici dans la dialectique platonicienne, adaptée aux dilemmes de la science moderne : le calcul mathématique dépasse de loin les facultés mentales des scientifiques qui les élaborent sur des ordinateurs hyper-puissants, de même que les prisonniers de la caverne grecque n’avaient que de lointaines réminiscences des Idées célestes.

Les uns comme les autres sont donc obligés d’en passer par les formes de leur imagination, essentiellement visuelle, pour espérer y “voir” quelque chose. Ce n’est qu’un pis-aller, que les scientifiques cherchent sans cesse à améliorer, mais dont ils ne peuvent ignorer la tare originelle. Certains, toutefois, reconnaissent aux images une vertu heuristique : créer la surprise, valider des hypothèses grâce à des simulations graphiques, bref découvrir au delà du déjà connu.

Les critiques les plus sévères pointent surtout la dérive des images scientifiques : non plus leurs déficiences incontournables en tant qu’outils de recherche, mais leur potentiel d’illusion lorsqu’elles sont projetées dans le contexte social et politique. L’imagerie scientifique sert à profusion pour alimenter des débats de société, asséner des certitudes sur l’origine de tel ou tel comportement humain, convaincre de la supériorité de l’expertise scientifique, etc.

Les images scientifiques alimentent ce virage idéologique en le parant de certaines vertus d’évidence ou d’autorité :

“Les nombres n’ayant pas de couleur, la mise en image des résultats est souvent arbitraire. Il devient alors facile, en général involontairement, de cacher ce qui est, de montrer ce qui n’est pas ou de donner une image à ce qui n’en possède pas : les atomes, les particules élémentaires… Les images que l’on en présente ne correspondent pas à leur vraie nature, mathématique. Notre appréhension du réel peut s’en trouver pervertie, art et science ne devant point être confondus.” (Jean-François Colonna)

Car la beauté est l’une des “armes” des images scientifiques, qui contribue à les rendre plus convaincantes, ou pas : “Ces images [satellites] sont paradoxales. Elles sont toujours belles, même lorsqu’elles nous révèlent une dégradation de la planète. A cette échelle, les problèmes locaux et les pollutions régionales n’apparaissent qu’au regard exercé. Aussi, je doute leur capacité à faire prendre conscience au public des enjeux pour la Terre. ” (José Achache) Et Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien et philosophe) d’enfoncer le clou :

Plus la technoscience contemporaine s’industrialise et se militarise, plus elle recourt à l’alibi artistique. Que cherche-t-on à justifier en multipliant les couleurs et les moyens ?

C’est ainsi qu’un luxuriant numéro de revue, saturé d’images toutes plus spectaculaires les unes que les autres, panorama chatoyant de la science triomphante, tourne à la critique en règle contre le règne des images – accusées non seulement d’être des outils insuffisants, mais encore trompeurs, et cela d’autant plus que l’esthétique des images de la sciences a envahi notre imaginaire visuel. Ce numéro de Science et Avenir s’achève sur Avatar et les nouveaux films de science-fiction, qui nous font croire à l’existence de créatures imaginaires plus vraies que nature. Comment les scientifiques pourraient-ils s’en étonner et le déplorer, eux qui ont tout appris aux illusionnistes du grand écran ?

>> Illustration FlickR CC : kasi metcalfe

Billet initialement publié sur La vie sociale des images, un blog de Culture visuelle.

Culture visuelle est un site développé par 22mars, société éditrice d’OWNI.

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Nous n’avons jamais été attentifs http://owni.fr/2010/04/14/nous-navons-jamais-ete-attentifs/ http://owni.fr/2010/04/14/nous-navons-jamais-ete-attentifs/#comments Wed, 14 Apr 2010 18:10:52 +0000 Yann Leroux http://owni.fr/?p=12342 Dans un texte qui a marqué les esprits, Nicholas Carr s’inquiétait du fait  que sa pratique d’Internet modifiaient ses capacités de concentration. Mais on n’a pas attendu Internet pour lire des contenus fragmentés.


La charge a été sonnée par Nicholas Carr : dans un texte publié en Juillet/Aout 2008 dans The Atlantic (la traduction a été réalisée par Framablog et repostée sur InternetActu) il dressait un portait dans lequel tout le monde pouvait se reconnaitre : le temps des lectures longues était passé, lire sur un écran d’ordinateur était un travail à la Sisyphe tant les sollicitations externes au texte était nombreuses. Pire : le ver était dans le fruit puisque les liens hypertextes étaient autant d’occasion de fuir le travail de pensée qui accompagne la lecture

Pourtant, il faut imaginer Sisyphe heureux.

La malédiction d’un dieu

La position d’un Carr est biaisée idéologiquement : elle surestime l’écriture et méconnait son histoire. Il faut en effet se souvenir qu’à l’origine, l’écriture n’était dotée de toutes les qualités que l’on veut bien lui accorder aujourd’hui. Platon mettait dans la bouche du dieu Teuth des phrases sans appel :

«  cet art [l’écriture] produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration; ce n’est donc pas de la mémoire, mais de la remémoration, que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en est le simulacre que tu procures à tes disciples, non la réalité. Lors donc que, grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront aucune science ; de plus, ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants.»

Platon, Phèdre, 274b-275b, Trad Brisson GF p 177-178

La parcellisation de l’écriture

Elle ignore également que l’histoire de l’écriture est celle d’une parcellisation. Ce n’est pas l’hypertexte qui est en cause : c’est tout le processus de l’écriture. Dès l’invention du codex, la malédiction de la parcellisation et du butinage a commencé. La page découpe en effet une unité dans l’ensemble que compose le livre. Il devient possible de le feuilleter, c’est à dire de le parcourir dans un ordre qui n’est pas celui de l’oralité. L’oralité oblige a suivre syllabe après syllabe l’ordre du discours.

Au 7ième siècle, on invente la séparation des mots. Entre les 11ème et 12ème siècles, on invente l’index, le titre, le numéro de page, et la marque de paragraphe. Tout ce que l’on appelle l’appareil critique du livre et qui sert à l’étude des textes nous éloigne du texte oral. Si le codex est bien la killin app qui a bouleversé notre culture, c’est bien parce qu’il proposait une autre disposition du texte et donc de nouveaux modes d’appropriation :

“En libérant la main du lecteur, le codex lui permet de n’être plus le récepteur passif du texte, mais de s’introduire à son tour dans le cycle des annotations. Le lecteur peu aussi accéder à directement à n’importe quel point du texte. Un simple signet lui donne la possibilité de reprendre sa lecteur là ou elle avait été interrompue, ce qui contribue également à transformer le rapport avec le texte et en modifie le statut”

Ch. Vandendorpe Du papyrus à l’hypertexte

Ainsi, si le livre nous a été et nous est encore si précieux, c’est précisément parce qu’il éclate le discours en unités qui peuvent être accessibles directement. L’écriture a quitté petit à petit son statut de transcription de la voix pour advenir à quelque chose d’autre : elle est aussi sa mise en scène ou si l’on préfère, sa mise en tableau.

Cette tabularité s’est peu a peu accentuée au fil de l’évolution de l’écriture et du codex. Sans doute, elle s’oppose à la linéarité du discours oral, mais elle permet des rapprochements et des cours circuits que l’oralité n’autorise pas. L’oralité est un processus de lentes élucidations. Les découvertes foudroyantes (ombres et lumière, rappelle S. Freud dans Le mot d’esprit….) ne le sont que parce que le sens a longtemps avancé masqué.

La tabularisation s’est encore accélérée avec le journal moderne. La page devient mosaïque (Mc Luhan) en superposant des éléments disparates : colonnes, titres, intertitres, et images:

“Le nombre des colonnes, les filets, la graisse, les caractères, la position des illustrations, la couleur, permettent ainsi de rapprocher ou d’éloigner, de sélectionner et de disjoindre des unités qui, dans le journal, sont des unités informationnelles. La mise en page apparait alors comme une rhétorique de l’espace qui déstructure l’ordre du discours (sa logique temporelle) pour reconstituer un discours original qui est, précisément le discours du journal”

Ch. Vandendorpe Du papyrus à l’hypertexte

Christian Vandendorpe distingue une tabularité fonctionnelle: elle facilite l’accès au contenu du texte et sa lecture (paragraphes, majuscules, appareils critiques) et une tabularité visuelle qui permet de glisser du texte aux illustrations et autres figures.

C’est cette cette même tabularité que l’on trouve sur le web. Un blog est en effet constitué d’un appareil particulier: la liste des derniers billets, les mots clés, les archives permettent une navigation à l’intérieur du texte tandis que les liens hypertextes et la blogoliste pointent vers des contenus hors-texte tout comme les citations d’un livre renvoient à d’autres livres.

Les liens hypertexte déstructurent bel et bien un ordre de discours, mais ils en reconstituent un autre. Tout l’intéret de la tabularité de l’hypertexte est de permettre des courts circuits. Nous nous trouvons ainsi en contact avec des contenus inattendus. Serendipité est ici le mot clé.

L’observation est Nicholas Carr est juste, mais ses conclusions sont erronés. Il est vrai que le texte se transforme et nous transforme. Profondément. On a pu ainsi pu remarquer que le cerveau d’un lecteur était différent d’un non lecteur. Mais il est faux que cela nous transforme en idiots. L’Internet n’est pas la taylorisation des esprits, et en tous cas, il ne l’est pas plus que le livre.

Sisyphe, inlassable lecteur, en sera sans doute heureux

> Article initialement publié sur Psychologic

> Illustrations par chrishoward.author, Diogo Martins. et chillhiro sur Flickr

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