OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 L’armée pakistanaise se paye sa série télé http://owni.fr/2011/07/22/larmee-pakistanaise-se-paye-sa-serie-tele/ http://owni.fr/2011/07/22/larmee-pakistanaise-se-paye-sa-serie-tele/#comments Fri, 22 Jul 2011 09:59:39 +0000 Alexandre Marchand http://owni.fr/?p=74463 Ralenti. Trois hommes en tenue d’aviateurs. Ils avancent sur le tarmac. Démarche grave. Mine sérieuse. Ray-Bans noires. Gants blancs. Armes apprêtées. Riffs acérés. Batterie énervée.

Non, vous ne regardez pas une rediffusion de Top Gun : vous êtes devant “Faseel-e-Jaan Se Aagay” (“Au-delà de l’appel du devoir”), la nouvelle série de l’armée pakistanaise ! Estampillé “histoire vraie”, le show décrit le combat (héroïque, bien sûr) des soldats contre les Talibans dans la vallée de Swat en 2009. Une saga qui fleure bon le nationalisme et le mélo. ““Esprits invincibles, âmes immortelles” proclame le sous-titre en toute humilité. Lancé en janvier, le feuilleton compte onze épisodes, divisés en deux “saisons”. PTV, la télévision d’État, en diffuse le deuxième volet depuis la mi-juin.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

De l’héroïsme bon marché

L’armée définit la trame de la série : le combat des soldats pakistanais, bravoure et idéaux en bandoulière, face aux Talibans autour de la ville de Mingora. Les militaires ont engagé une boîte de production pour réaliser les différents épisodes, tout en contrôlant strictement les scénarios et en se réservant le final cut.

Pas d’histoire linéaire au fil de la série, pas d’éternel héros invincible aux dents blanches, chaque épisode se concentre sur un nouveau fait d’armes glorieux. Que des évènements réels, paraît-il. Le premier épisode de la saison 2  met ainsi en scène deux soldats pakistanais s’emparant, en dépit des ordres, d’un canon anti-aérien détenu par les Talibans pour venger un de leurs camarades tombé au combat. “Une opération inouïe” s’enflamme le résumé rédigé par l’armée pakistanaise sur son compte Youtube. Tout d’abord réprimandés, les deux hommes se voient au final récompensés par un dîner en compagnie de leur commandant.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Propagande certes mais propagande à peu de frais. Chaque plan respire le manque de moyens. À peine 12.000$ de budget par épisode. Du coup on rogne où l’on peut : le casting par exemple. Plutôt que d’embaucher des comédiens, l’armée mobilise ses propres soldats. Nos deux héros précédemment cités sont par exemple joués… ô surprise… par eux-mêmes!

Je suis un soldat de cœur et d’esprit. J’ai seulement accepté de jouer ce rôle pour rendre hommage à mes confrères aviateurs et soldats

explique le major Zahid Bari, un de ces deux pilotes, interrogé par le Wall Street Journal.

Réhabiliter l’image de l’armée

C’est dans une grande opération de relations publiques que l’armée pakistanaise, véritable État dans l’État, a investi avec cette série. En diffusant son programme sur PTV, elle vise explicitement la masse de la population rurale, à peu près certaine d’obtenir ainsi des jolis chiffres d’audience. Malgré tout, l’enthousiasme est à pondérer.

Personne dans les grandes villes ne regarde PTV, ils ont beaucoup mieux avec les chaînes satellitaires. Il faut bien le dire : la télévision publique, c’est vraiment ennuyeux. Il n’y a que dans les campagnes que les gens regardent ça, ils n’ont juste rien d’autre.

confie Mariam Abou Zahab, spécialiste du Pakistan et de l’Afghanistan.

En regardant “Faseel-e-Jaan Se Aagay” et ses héros débordant de bons sentiments, de courage, d’intégrité, de patriotisme, de dévouement, de droiture, le spectateur crédule en oublierait presque à qui il a à faire. Et s’il conserve encore des doutes, la page Facebook du show intitulée “PakArmyZindabad” (“Vive l’armée pakistanaise”) devrait achever le bourrage de crâne…

La gentille armée contre les méchants Talibans

Dans le merveilleux monde manichéen de “Faseel-e-Jaan Se Aagay”, les “gentils soldats” sont opposés aux (très) “méchants islamistes”. Car le soap se veut bien une justification en prime time du retournement stratégique opéré par l’État pakistanais en l’espace de quelques années.

L’attitude du Pakistan envers les islamistes a toujours été teintée d’ambigüité. Malgré les troubles apportés par ces mouvements, certains s’avèrent bien utiles pour nuire à l’Inde, éternel ennemi,  très supérieur en termes démographiques et militaires. Les spectaculaires attentats de Bombay de 2009 avaient, par exemple, été perpétrés par un réseau basé sur le sol pakistanais, Lashkar-e-Taiba.

Mais la stratégie trouve ses limites lorsque ces militants se retournent contre l’État pakistanais et commettent des attentats sur le territoire national. Pressé par les États-Unis engagés dans leur “guerre contre la terreur”, le Pakistan s’est donc retourné contre certains mouvements en provenance de l’Afghanistan en lançant des opérations militaires au sein de la zone frontalière à partir de 2004.

Restait à justifier auprès de la population cette guerre souvent ressentie comme un conflit mené pour les bonnes faveurs des États-Unis. En transposant la victoire de Swat (considérée comme un tournant de la guerre) sur le petit écran, les militaires apportent leur part à cette campagne de communication. Profitant donc de l’occasion pour se payer une belle publicité cathodique.

À sa décharge, le Pakistan n’a pas la primeur des séries télés chantant les louanges de l’armée. Il y va juste avec la finesse d’un char d’assaut.

Illustrations: Affiches promotionnelles de la série

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Misfits : « las béton ». Un autre regard sur les périphéries urbaines http://owni.fr/2011/07/10/misfits-%c2%ab-las-beton-%c2%bb-un-autre-regard-sur-les-peripheries-urbaines/ http://owni.fr/2011/07/10/misfits-%c2%ab-las-beton-%c2%bb-un-autre-regard-sur-les-peripheries-urbaines/#comments Sun, 10 Jul 2011 10:31:33 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=72926 Il est frappant de constater le très faible nombre de super-héros officiant hors des villes denses [en]. Les justiciers masqués sont les « saints patrons des villes » ; il existe même un super-héros dont le pouvoir est justement « d’entendre » [en] la ville. Mais qui reste-t-il pour protéger les banlieues – qu’elles soient pavillonnaires ou bétonnées ?

Ce déficit est relativement logique : la culture « super-héros » s’est construite sous le règne de la banlieue pavillonnaire, symbole du rêve américain et qui ne peut donc qu’être tranquille et apaisée ; inversement, la ville dense est perçue comme violente et dépravée, un terrain de jeu idéal pour les super-héros (voir aussi ici). Entre les deux, la ville moyenne étalée est quant à elle quasiment absente du sujet. Mais l’évolution du contexte urbain aux USA tend à faire bouger les lignes.

Le phénomène reste malgré tout très limité dans la culture américaine. J’en discutais avec @jordanricker et @Splashmacadam_, qui m’aidaient à faire un rapide benchmark des héros « périurbains » dans la pop-culture mainstream. À part quelques grosses séries telles que Smallville [rural], No Ordinary Family [suburbia], quelques rares one-shots où les héros s’exilent en banlieue le temps d’un comic-book (exemple, [en] ) ou encore Buffy contre les vampires dans une moindre mesure [ville moyenne], force est de constater qu’il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent [mais on en oublie sûrement, aidez-nous à compléter la liste !]

Mais aux côtés de ces quelques exemples populaires, d’autres œuvres plus décalées ont fait le pari de mettre en avant des super-héros issus des périphéries. On remarquera que cette évolution est notamment portée par la réappropriation de la culture « super-héros » hors des frontières nord-américaines, notamment sur le vieux continent.

En France, on a par exemple Shangoo, « éducateur de banlieue qui se découvre le super-pouvoir de balancer des décharges électriques [...] et se fait, tel un Daredevil, le protecteur de son quartier » ; mais aussi et surtout Bilal Asselah aka Nightrunner, créé par un scénariste britannique : représentant en France de la Batman Inc. [en], adepte du parkouret originaire de Clichy-sous-Bois (image ci-dessus).

On retrouve logiquement un autre regard porté sur la banlieue, plus proche de la culture urbaine européenne (ou du moins de l’idée qu’on s’en fait) : suburbia pavillonnaire outre-atlantique VS cités de béton chez nous.

Dans cette veine, citons enfin les cinq délinquants de Misfits, excellentissime série britannique qui sera à l’honneur dans ce billet :

« Nathan, Simon, Curtis, Kelly et Alisha sont cinq adolescents ayant été condamnés, pour des raisons diverses, à des travaux d’intérêt général. Alors qu’ils effectuent leur premier jour, un violent orage éclate. Les personnages sont alors frappés par la foudre. Très vite, ils vont se rendre compte qu’ils détiennent désormais des super-pouvoirs… »

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Comme vous pouvez le constater, Misfits s’inscrit dans un décor périurbain que l’on pourrait résumer en trois mots : béton, béton, béton. Le générique est d’ailleurs relativement clair sur ce point.

Les images de la série ne trompent pas, en témoignent les quelques captures d’écran qui suivent. Attention, bonheur des yeux. Admirez notamment la qualité des plans, qui contribuent à donner au décor cette ambiance si particulière… et si oppressante.

Situé quinze kilomètres à l’Est du cœur Londres, le quartier de Thamesmead [en] sert de décor quasi-exclusif aux quinze épisodes de la série. PS : on y a aussi tourné quelques scènes d’Orange Mécanique [en].

Il n’existe qu’une poignée d’autres décors : bars et boîtes de nuit [espaces clos], un parking [couvert], une déchetterie, un palace qui deviendra leur tombeau… renforçant le caractère oppressant du béton. Je n’ai d’ailleurs retrouvé qu’un seul plan où Londres était clairement visible. Inutile de mentionner que le centre-ville ne sera pas une seule fois approché.

Malgré la relative ouverture des paysages, le décor prend donc des airs de prison à ciel ouvert que les héros ne quitteront jamais vraiment.

Mais, plus encore que ce béton omniprésent, c’est surtout l’absence de vie parmi les décors qui donne à la série cette ambiance oppressante. Lorsqu’ils parcourent la ville, les héros sont quasiment toujours seuls ou entre eux.

Les quelques rares rencontres venant ‘égayer’ l’atmosphère ne sont guère réjouissantes : superviseurs assoiffés de sang, dévots possédés, prêtres obsédés, etc.

Mais attention : il ne faudrait pas croire que Misfits porte sur la banlieue un regard cliché se résumant à l’équation « cité + béton + délinquant = tristesse urbaine ». Bien au contraire, la réalisation porte un soin tout particulier à mettre en en valeur ces décors de grisaille grâce à une photographie stupéfiante usant avec intelligence de filtres sépias.

On retrouve aussi, plus rarement, un procédé de tilt-shift [en] donnant aux bâtiments un aspect irréel, proche des décors de trains électriques (voire aussi ). Loin des clichés habituels sur la banlieue, Misfits propose donc au contraire une vision équilibrée et réaliste des périphéries : sachant sublimer ces espaces sans pour autant nier leur pauvreté urbanistique.

J’en ai peu parlé ici, mais les personnages jouent évidemment un rôle fondamental dans la construction de cet imaginaire de la banlieue, loin des stéréotypes habituels. Ceux-ci n’ont rien des délinquants traditionnels (dealers, petites frappes, etc.) : ce ne sont que de simples jeunes arrêtés pour des conneries de jeunesse (alcool au volant, drogue en boîte de nuit, insolence…). Leurs centres d’intérêts sont ceux de leur âge : baiser et/ou se bourrer la gueule en soirée. Accessoirement, ce sont de vrais petits cons ; c’est d’ailleurs ce qui rend la série si plaisante…

On retrouve ici l’équilibre de la série : positive sans misérabilisme, réaliste sans dénigrement. Cela se traduit aussi dans la nature de leur super-héroïsme : contrairement aux justiciers traditionnels, les cinq délinquants n’ont aucune envie de devenir des héros, et finissent toujours par partir au combat malgré eux. Avec d’ailleurs une certaine idée du « combat » à mener…

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Qu’en conclure ? À la différence d’autres films ou séries prenant la banlieue pour décor, Misfits se garde bien de tomber dans les clichés du genre (contrairement, d’ailleurs, aux exemples de super-héros cités plus haut). Les décors jouent un rôle essentiel dans la création de cette atmosphère si particulière, entre ennui passif et contemplation active.

Une véritable bouffée d’air frais, qui certes pose un constat amer et sans complaisance sur son environnement urbain, mais qui dans le même temps souligne un certain attachement au territoire si souvient nié par les politiques urbaines (cf. programmes de rénovations/démolitions réalisés sans concertation avec les habitants du quartier). On retrouve d’ailleurs cette dualité dans de nombreux discours issus des périphéries (notamment dans le hip-hop, avec par exemple cette déclaration de Doc Gynéco : « À chacun sa banlieue, la mienne je l’aime / Et elle s’appelle le 18ème »).

Le fait que le décor serve aux aventures de « super-héros » ne fait que renforcer cette prise de distance de la série vis-à-vis des codes traditionnels du genre. Plutôt qu’à des stéréotypes [de la banlieue/des jeunes de banlieues/des super-héros de banlieue], on a ici affaire à des « prototypes » : des héros protéiformes, à l’image du décor qui les accueille :

« Le prototype est le produit d’un recyclage et d’un métissage, et à la différence du stéréotype il est propice à toutes les expérimentations et n’est pas un réceptacle fermé et prédéfini. »

Cette série peut-elle changer la manière dont nous percevons la banlieue ? Ce serait évidemment lui donner beaucoup plus d’ambition qu’elle n’en réclame. Mais elle contribue au moins à diffuser un autre imaginaire, celui d’une banlieue que l’on peut apprécier – et apprendre à apprécier, sans qu’il soit pour autant nécessaire de cacher ses cicatrices sous une couche de peinture colorée.

Sans être révolutionnaire, ce discours a le mérite de la fraîcheur, et gagnerait à être plus largement partagé. Ajoutez à ça la beauté hypnotique des décors et un portrait jouissif de la jeunesse britannique, et vous comprendrez que Misfits est une série à ne pas rater, malgré quelques défauts (notamment dans le traitement des ennemis, qui sont eux relativement clichés). En espérant vous avoir convaincu !

Pour aller plus loin : venez apprécier les BONUS de ce premier billet… On se retrouve dans quelques semaines pour un décryptage de Friday Night Lights. Bon visionnage !

Billet initialement publié sur [pop-up] urbain, dans le cadre de la série DÉCORS :

« Première série officielle de pop-up urbain, DÉCORS sera consacrée aux paysages urbains dans les séries, un pilier de la culture pop & geek (et une de mes grandes passions) que j’avais paradoxalement assez peu abordé sur ce blog. Une fois n’est pas coutume, les billets seront donc autant visuels qu’analytiques. Objectif : décrypter les formes urbaines qui composent ces séries pour mieux comprendre notre environnement contemporain.
Le prochain épisode sera consacré à la bourgade texane de Dillon dans Friday Night Lights [vidéo].»

À lire aussi le bonus à cet article

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#10 Le mythe de l’enfant sauvage http://owni.fr/2011/05/25/10-le-mythe-de-lenfant-sauvage/ http://owni.fr/2011/05/25/10-le-mythe-de-lenfant-sauvage/#comments Wed, 25 May 2011 15:55:05 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=64460 Il y a tout juste deux ans, en mai 2009, le monde prenait pitié de Natacha, une fillette de cinq ans découverte dans un sale état, enfermée dans un taudis sibérien. En pénétrant dans l’appartement délabré de ses grands-parents dans la ville de Tchita, les enquêteurs russes tombent nez à nez avec une petite fille qui fait preuve d’une attitude sauvage. Délaissée par des aïeuls indigents et peu scrupuleux, la môme a grandi en singeant le comportement des chiens et chats qui l’entouraient. Alors l’enfant sautille, glapit, se jette sur les gens tel un chiot et ne communique qu’avec un langage que la police locale décrit comme “celui des animaux”. Quand on lui tend une assiette, celle-ci délaisse la cuillère qui l’accompagne pour en laper le contenu. Les psychiatres qui la prennent alors en charge ont beau le récuser à raison, le terme d’enfant sauvage a déjà inondé les titres d’articles.

Pourvoyeur de culture populaire

À l’instar de l’auteur T.C Boyle qui sort ces jours-ci un roman intitulé L’enfant sauvage – inspiré de l’histoire vraie de Victor de l’Aveyron, un petit garçon de sept ans découvert dans une forêt par des chasseurs au XVIIIe siècle – le mythe de l’enfant sauvage a toujours passionné les foules et ceux qui les abreuvent. En 1970, François Truffaut consacrait également un film au même petit gars, utilisant déjà le titre facile que Boyle reprendrait quarante ans plus tard. Dans ce long-métrage intermédiaire dans sa trilogie sur l’enfance – entamée avec Les 400 coups (1959) puis conclue avec L’argent de poche (1976), Truffaut fait dans une certaine mesure écho à sa propre enfance, lui qui a été privé d’affection durant les premières années de sa vie. A l’époque, ses parents, peu intéressés, le confient rapidement à sa grand-mère mais celle-ci meurt quand il atteint l’âge de huit ans. Il réintègre alors la cellule familiale, mais l’absence d’attention de sa mère, le pousse à le réfugier dans la lecture et le cinéma. Cette enfance solitaire, il la dépeint ainsi à travers un pan de la vie de Victor, un petit garçon en captivité, mu par une authenticité non-pervertie après plusieurs années d’isolement dans une forêt qu’il domptera en se nourrissant essentiellement de végétaux.

Quelques années plus tard en 1974, Werner Herzog porte pour sa part à l’écran L’Enigme de Kaspar Hauser, sorte de pendant allemand de l’histoire de Victor de l’Aveyron. Le 26 mai 1828, un adolescent épuisé, titubant et gesticulant de manière désarticulée déboule dans une rue du centre de Nuremberg, tout juste capable de dire son nom. L’histoire fait le tour des journaux, les hypothèses fleurissent et le maire de la ville finit par le prendre sous son aile. Sans qu’il ait été possible de démêler les fils de son histoire, le garçon meurt à peine cinq années plus tard, mystérieusement poignardé. Depuis les historiens se perdent en conjectures et tentent d’élucider l’affaire, la théorie la plus répandue étant que le pauvre Kaspar aurait en fait été le fils faussement déclaré mort de la princesse Stéphanie de Beauharnais, nièce de Joséphine l’impératrice des Français.

Plus récemment, c’est carrément la machine hollywoodienne, en la personne de JJ Abrams – scénariste de la rocambolesque série Lost – qui s’inspirait du mythe universel de l’enfant sauvage. Le temps d’un épisode – baptisé “Inner Child” – de la première saison de Fringe, sa dernière création télévisuelle, Abrams exposait l’histoire d’un enfant pâlot découvert après plusieurs années d’isolement, dans les fondements d’un immeuble sur le point d’être pilonné. Dans ce cas-ci, le marmot n’était pas récupéré par des chasseurs français ou un maire allemand bourgeois mais par cette froide coquine d’Olivia Dunham, enquêtrice au FBI en charge du traitement des phénomènes paranormaux. Remâchant le mythe de l’enfant sauvage à la sauce mainstream, JJ Abrams avait alors tout le loisir de badigeonner l’épisode de la crème d’une relation fusionnelle entre le gosse et la fliquette, sans qu’on ne sache vraiment au final comment l’enfant avait bien pu faire pour atterrir dans son trou à rat urbain. Soit dit en passant, l’absence d’explication tangible n’est pas inhabituelle pour le fan, tant le scénariste américain est passé maître dans l’art de façonner des histoires tordues et sans explication.

Un thème littéraire récurrent

Question littérature, T.C Boyle est évidemment loin d’être un pionnier. La plus vieille histoire d’enfant sauvage est probablement celle de Rémus et Romulus. Des deux frères jumeaux abandonnés à la naissance, élevés par une communauté de loups, qui finissent par fonder Rome. La revanche des enfants abandonnés, voilà une histoire qui a de la gueule. Toujours en la matière, comment ne pas parler également de Rudyard Kipling, de son livre de la jungle et de son Mowgli, élevé lui aussi par les loups. Sans oublier le Tarzan de Edgar Rice Burroughs. Fils d’un couple d’aristocrates anglais abandonnés dans la jungle africaine à la suite d’une mutinerie, Tarzan est recueilli à leur mort par de grands singes fictifs, les orangs, qui s’occupent de lui comme on prendrait soin d’un gamin trouvé dans une poubelle.

En plus d’être doté d’un intellect supérieur et d’apprendre à parler anglais tout seul grâce à un pauvre livre d’images, rare vestige hérité de ses parents, l’ami Tarzan développe des capacités physiques supérieures à celles de n’importe quel autre humain. Il finit par rejoindre l’Amérique à l’âge adulte puis se rend compte que la civilisation moderne est un essaim infesté de crétins, ce qui le pousse à regagner sa jungle de coeur pour couler des jours paisibles. Une bien belle fable en apparence mais il convient de signaler que Edgar Rice Burroughs fut tout de même taxé par ses contempteurs d’avoir été influencé par les thèses nauséabondes du darwinisme social dans l’écriture de son roman.

Derrière les mots et les anecdotes, le mythe de l’enfant sauvage passionne parce qu’il constitue un moyen de renvoyer l’être humain face aux limites du système dans lequel il évolue. Pas étonnant par exemple que les avocats ne manquent jamais de brandir son spectre et de qualifier leurs clients de la sorte, comme pour atténuer les charges pesant sur eux, comme pour souligner que la société est partiellement coupable du crime d’un individu. D’un point de vue moral – particulièrement en littérature – le mécanisme d’auto-flagellation est récurrent. Le sauvage – incarnation du bien – est quasiment à chaque fois traqué par l’être civilisé – miroir de la vilenie de ses contemporains. Alors que ce dernier pense être défini par sa condition humaine de héraut du monde moderne et ses bienfaits, il ne rate jamais l’occasion de pourrir ce pauvre marmot désocialisé qui n’avait rien demandé et vivait tranquillement parmi les animaux. Partant de ce postulat, les auteurs ont la fâcheuse tendance à en faire des caisses et voilà comment Mowgli devient le plus malin, Tarzan le plus fort, le plus intelligent et le plus sage. Et que dire de Rémus et Romulus – qui se repaissaient de lait de louve quelques décennies plus tôt – finissant par poser les jalons de ce qui deviendra pas moins qu’une des civilisations les plus remarquables dans l’histoire de l’humanité. Quand ils ne servent pas quelques doctrines puantes et quand on dépasse la bien-pensance qui les caractérise forcément, ces ouvrages et ces films sont pourtant de la trempe des contes moraux universels.

La revanche du sauvageon

Si le thème est presque un marronnier en matière de littérature, dans les faits, la plupart des cas d’enfant sauvage recensés s’avère être de grossiers canulars – même à notre époque – manque de preuves tangibles ou s’étale sur des périodes relativement courtes. Mais comme le retrace Serge Aroles dans l’ouvrage Marie-Angélique, Survie et résurrection d’une enfant perdue dix années en forêt,(Terre-éd., 2004) bien qu’ils soient rares, il existe visiblement au moins un cas avéré d’enfant sauvage ayant passé une décennie en forêt. Après avoir épluché plusieurs centaines de documents relatifs à cette jeune fille capturée à Songy en Champagne en septembre 1731, l’auteur en a publié une trentaine qui tendent à accréditer la véracité de l’histoire.

Selon l’auteur, Marie-Angélique était une petite Amérindienne originaire de la tribu des renards, établie dans ce qui était alors la colonie française du Wisconsin. Après avoir débarqué dans le sud de la France en provenance du Canada en 1720 à l’âge de neuf ans, on estime qu’elle prit le maquis l’année suivante, fuyant la grande peste qui ravagea la Provence cette année-là. Son périple l’aurait alors amené à crapahuter dans les forêts du royaume de France, jusqu’à se faire attraper à un millier de kilomètres de son point de départ, pas moins de dix ans plus tard. Selon l’auteur, les aptitudes qu’elle aurait développé dans sa tribu natale lui aurait permis de survivre aisément en milieu forestier. L’altération intellectuelle dont elle fit preuve à sa découverte, se révéla ne pas être irréversible. Ce que Serge Aroles écrit à son propos dans un second ouvrage, intitulé L’énigme des enfants-loups (Publibook, 2007) est éloquent:

Durant cette décennie, elle n’a pas vécu au sein des loups, mais survécu au péril de ceux-ci, s’étant armée d’un gourdin et d’une arme métallique, volée ou découverte. Lorsqu’elle fut capturée, cette chasseresse noirâtre, chevelue, griffue, présentait certes des éléments de régression (elle s’agenouillait pour boire l’eau et ses yeux étaient animés d’un battement latéral permanent, tel un nystagmus, stigmate de sa vie dans l’alerte), toutefois, cette enfant avait triomphé d’un défi inouï, non tant la lutte contre le froid, les loups et la faim, mais bien le combat de préserver son langage articulé, fut-ce après une décennie de mutisme, de parole envolée. Alors que les archives assurent qu’elle était âgée d’environ 19 ans lors de sa capture, un texte imprimé lui attribua la moitié de cet âge. Cette erreur monumentale, infiniment reprise, ayant empêché, depuis trois siècles, les enquêteurs de découvrir son origine, attendu qu’il fallait chercher sa naissance et sa venue en France dans les registres antérieurs d’une décennie. Sa résurrection intellectuelle fut majeure ; elle apprit à lire et écrire, devint un temps religieuse en une abbaye royale, tomba dans la misère, fut secourue par la reine de France, épouse de Louis XV, refusa un amour qu’un lettré lui offrait, fut tant digne lors de son ultime maladie, un asthme aux longues asphyxies, et mourut assez fortunée, son inventaire après décès en faisant foi. Considérée par le philosophe écossais Monboddo, qui l’interrogea en 1765, comme le personnage le plus extraordinaire de son époque, cette femme d’autrefois est tombée en notre oubli ; elle s’efface, depuis plus de deux siècles, derrière toutes les héroïnes de la fiction.

L’enfant sauvage nous renvoie à notre propre condition

Finalement, l’aspect complètement méconnu de l’histoire de Marie-Angélique démontre sans doute l’ambiguïté que nous entretenons avec le concept même d’enfant sauvage. A l’état de fable, on se plaît à divaguer sur le côté garde-fou sociétal qui font l’essence de ces récits. Le sauvage est certes un être différent mais pas dépourvu de sensibilité ou d’intelligence. La morale veut donc qu’on y regarde à deux fois avant de le juger ou de le persécuter, car finalement on a sans doute tout autant à apprendre de lui que lui de nous.

Bref, le bullshit culturel classique.

Appliquées à notre époque régie par la vitesse à laquelle les agences de presse distillent les dépêches, les histoires comme celle de la petite Natacha suscitent une indignation à la hauteur de la cruauté de sa situation. Toutefois cette indignation est fugace, pour ne pas dire instantanée. Elle disparaît en même temps que le cycle médiatique se renferme. Deux ans plus tard, il n’est pas inenvisageable que, comme Marie-Angélique en son temps, la fillette ait réappris à vivre selon des standards plus conformes à ceux de celui qu’on appelle abstraitement l’homme moderne. Mais notre curiosité est limitée dans le temps et celle des médias aussi. Il est dès lors peu probable qu’on ait jamais le fin mot de l’histoire.

Cela n’est en définitive pas sans rappeler l’histoire de Piano Man, ce jeune homme retrouvé vêtu d’un smoking, trempé et inconscient sur une plage anglaise en 2005. Une fois à l’hôpital, celui-ci, atteint d’amnésie, démontra des talents certains de pianiste. L’affaire, incroyable, tint les médias du monde entier en haleine durant plusieurs mois et des milliers de témoignages de gens pensant le reconnaître affluèrent. Le jeune homme avoua finalement au bout de cinq mois qu’il se nommait Andrea Grassl et qu’il avait tenté de se suicider en se jetant en mer. L’ironie de cette histoire est que plus personne ne semble se souvenir de l’épilogue.

C’est précisément ce qui se passe en bout de course avec les enfants sauvages. Nous aimons l’idée de leur existence mais ces gosses ne nous intéressent que parce qu’ils sont différents. Le trait rugueux de leurs vies de paria n’a d’égal que la lisseur de nos vies asservies au quotidien. A défaut de franchir le pas, nous caressons l’idée qu’un autre mode de vie soit possible. Mais quand ces individus marginaux rejoignent les rangs de l’ordre établi, ils perdent alors tout intérêt.


Illustrations : affiche du Film L’enfant sauvage de François Truffaut, couverture du livre L’enfant sauvage de TC Boyle, Image du domaine public de Wenzel Hollar (1607–1677)

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VENDREDI C’EST GRAPHISM ! S01E17 http://owni.fr/2010/12/10/vendredi-c%e2%80%99est-graphism-s01e17/ http://owni.fr/2010/12/10/vendredi-c%e2%80%99est-graphism-s01e17/#comments Fri, 10 Dec 2010 09:00:35 +0000 Geoffrey Dorne http://owni.fr/?p=38765 Hello,

Un “Vendredi c’est Graphism”, assez enneigé aujourd’hui mais promis, on reste au chaud devant OWNI ;-) Cette semaine, nous avons pu assister au résumé en dessin animé de l’affaire Wikileaks, mais ça a été aussi l’occasion de s’intéresser aux typographies de nos séries télé préférées. Je vous proposerai également de vous pencher sur le dernier spot de Google et de celui de Moleskine, on finira aussi sur une affiche, un dessin “animé” d’une rare beauté, et un drôle de WTF en forme de génie japonais très très très étrange. Bonne lecture ;-)

Allez, pour commencer cette petite revue de la semaine, voici de la news toute fraîche : nous l’attendions, le voici, le dessin animé 3D qui reprend l’histoire de Wikileaks! Vous êtes très certainement au courant de ce qui ce passe en ce moment sur le web et l’histoire de Wikileaks et du CableGate, c’est en effet un grand moment historique qui a son lot d’actualité chaque jour.

Le résumé :

En quelques mots, Julian Assange au travers son site Wikileaks a permis une plus grande transparence du système en révélant de nombreux « secrets « gouvernementaux. Mais ces documents ont irrité les hauts responsables du monde entier. Peu de temps après, le sénateur américain Joseph Lieberman a fait pression sur plusieurs sociétés Internet afin qu’elles retirent Wikileaks de leurs services. Plutôt que de protéger la liberté sur Internet, Amazon et PayPal ont volontiers accédé à la demande des États-Unis. De même, certains représentants du gouvernement américain affirment que Julian Assange devrait être assassiné (Sarah Palin a également dit qu’il devrait être traqué comme un terroriste…). Pendant ce temps, Assange a été arrêté au Royaume-Uni sur les accusations de « viol » qui n’en est pas un. Il a promis de libérer plus de documents très importants s’il devait être arrêté ou tué.

Le dessin animé :

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Toujours cette semaine, nous avons pu apprécier un drôle d’essayage de vêtements via Google. Ce « défilé de mode avec Google » est un spot télé de 30 secondes réalisé par Robbin Ingvarsson et Waldemar Wegelin pour la campagne de Google au Japon. L’idée est de mettre en avant les fonctionnalités de recherche de Google avec notamment le tri par couleur des fonctions de recherche d’image.

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Allez, on enchaîne notre revue de la semaine avec une actualité vraiment sympathique, il s’agit de la publication, par WebDesignerDepot des typographies de nos séries télé préférées. L’idée est de pouvoir ainsi savoir quelle fonte se cache derrière quelle série et ainsi, pourquoi pas, de réconcilier un peu la typographie et la télévision ? ;-)


Helvetica 35 ThinDidot Roman



Eurostile Extra Bold ou Microgramma

ITC Avant Garde Gothic

Futura Futuris Medium

ITC American Typewriter


ITC Blair Light

Impact

Clicker

Swiss 911 Ultra Compressed


FF Dax

Swiss 721 Heavy



Centurion



Soda Script Bold

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Allez, après ce petit instant typo, on se détend les yeux avec un travail tout simplement magnifique, et il fallait absolument que je vous le partage. Cette animation 2D, dessinée par Ryan Woodward est à regarder, et à admirer :

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Petite actualité personnelle pour le coup, car cette semaine, j’ai eu l’occasion de réaliser cette affiche pour protester contre la fermeture de tous les sites Wikileaks. En effet, les gouvernements partent à la chasse au Wikileaks, pour leur meilleur et pour notre pire. Une affiche “coup de gueule” donc :

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Toujours cette semaine, Rogier Wieland a publié sur son portefolio une très belle animation mettant en scène le fameux carnet Moleskine. L’idée était de mettre en avant la nouvelle gamme de Moleskine “Extra Small Planners”, le tout, en stop-motion et en restant assez simple tout au long de la vidéo. Un beau travail donc !

Cliquer ici pour voir la vidéo.

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Le WTF de cette semaine (de plus en plus attendu ;-)) est vraiment très honteux, il s’agit d’un super héro japonais très porté sur le caca… Pardon, désolé, excusez-moi, voici un WTF que vous n’oublierez pas :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Bon, difficile d’enchaîner après ce WTF, je vous invite donc la semaine prochaine à des rendez-vous un peu plus sympathique comme par exemple La conférence sur le design de la presse en ligne qui à lieu à Paris le 14 Décembre (j’en serai) ou encore la grosse Battle Graphique au Studio SFR, le 16 Décembre (j’y serai également). Et sinon… À vendredi prochain ;-)

Geoffrey

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Narration et journalisme: le coup de génie de Gabriel García-Márquez http://owni.fr/2010/08/19/narration-et-journalisme-le-coup-de-genie-de-gabriel-garcia-marquez/ http://owni.fr/2010/08/19/narration-et-journalisme-le-coup-de-genie-de-gabriel-garcia-marquez/#comments Thu, 19 Aug 2010 15:02:35 +0000 Marc Mentré http://owni.fr/?p=25414 Prenez un marin. Mettez le à bord d’un navire de guerre, genre destroyer. Faites le passer par dessus bord, avec sept camarades. Débrouillez-vous pour qu’il soit le seul survivant. Placez-le ensuite sur un radeau de survie. Arrangez-vos pour qu’il n’y ait ni boisson, ni vivres, ni outils d’aucune sorte. Laissez dériver l’ensemble au milieu des requins. N’oubliez pas le brûlant soleil des Caraïbes. Patientez neuf jours. Le dixième faites-le aborder une plage. Votre héros est sauvé ! N’importe quel reporter rêverait de raconter une telle histoire. Or, lorsque son directeur la propose au jeune journaliste, Gabriel García Márquez, non seulement, il se sent « humilié », mais en plus il prédit: « Ce sera un bide ». Erreur. Les 14 articles qu’il écrira, feront doubler les vente de son journal, El Espectador. Plus tard, réunis sous forme de recueil, ils constitueront l’un de ses plus beaux livres: Récit d’un naufragé (1). C’est aussi l’occasion d’ouvrir une réflexion sur le travail du  journaliste, et sur ses choix de narration.

Pour Gabriel García Márquez l’affaire avait mal commencé. Comme tous les journalistes colombiens de l’époque, [nous sommes au début de l'année 1955] il a voulu couvrir la catastrophe, présentée alors officiellement comme « la disparition en mer de 8 marins au cours d’un tempête ». Un drame d’autant plus fort que le Caldas, un destroyer, dont la seule célébrité était alors d’avoir envoyé par le fond un sous-marin allemand pendant la deuxième guerre mondiale (2), avait perdu ses marins à seulement deux heures de navigation de son port d’attache, Carthagène.

Surtout, la marine colombienne révéla, une semaine après, qu’il y avait un survivant. Dans son autobiographie, Vivre pour la raconter (3), García Márquez raconte: « Nous [journalistes] fûmes unanimes à penser que nous tenions là le reportage de l’année à condition de pouvoir obtenir un entretien, ne fut-ce que d’une demi-heure, en tête à tête avec lui. » Cela ne sera pas possible, car les officiels encadreront toute l’information. Pourtant, les questions ne manquaient pas. Par exemple: comment un bateau de guerre avait-il pu perdre 8 hommes pour un simple coup de vent ? Comment avait-il pu survivre sur un radeau sans nourriture ni boisson ? Etc.

Que cache la version officielle?

« Pour la première fois je fus bouleversé à l’idée que l’on cachait à l’opinion publique quelque chose de très grave sur la catastrophe », analyse-t-il. Il est vrai que la Colombie était alors une dictature militaire, dirigée par le Général Rojas Pinilla, dont García Márquez raconte d’un ton faussement léger, que « les deux exploits les plus mémorables furent un massacre d’étudiants (…) et l’assassinat par la police secrète d’un nombre resté inconnu d’aficionados qui, le dimanche, chahutaient aux arènes la fille du dictateur. »

Pire, le naufragé, Luis Alejandro Velasco, semblait n’avoir qu’un seul objectif: jouir de sa gloire toute neuve et la monnayer. Mille dollars de la part du fabricant de ses chaussures si solides qu’il n’avait pas réussi à les manger, 500 dollars et une montre neuve pour remplacer celle qui pourtant n’avait pas failli pendant ces dix jours d’épreuves, etc.

C’est ce personnage qui va venir dans les locaux de El Espectador pour raconter son histoire. Pourquoi choisit-il ce journal? García Márquez ne le dit pas. Tout juste décrit-il ainsi le quotidien où il travaille: « Né cinquante ans auparavant [en 1887], façonné dans des murs qui ne lui appartenaient pas (…) El Espectador était un modeste quotidien du soir de seize pages serrées, mais on s’arrachait ses cinq mille exemplaires mal comptés dès que les vendeurs quittaient l’imprimerie et on le lisait en une demi-heure dans tous les cafés ténébreux de la vieille ville ». Ce journal —libéral— avait comme autre caractéristique d’être dirigé par un tout jeune homme de 23 ans, Guillermo Cano, le petit-fils du fondateur.

Comment reprendre une histoire déjà trop connue?

C’est lui qui va tordre la main de celui que l’on appelle « Gabo » au journal et l’obliger, en dépit de ses fortes réticences, à interviewer Velasco: « L’histoire, racontée par bribes, avait traîné partout, elle était maintenant frelatée. » Il est vrai que García Márquez avait déjà rédigé pour le journal pas moins de trois longs articles sur ce sujet, et s’était personnellement heurté au mur de désinformation dressé par la marine colombienne (4).

Mais Guillermo Cano est doué de ce rare talent, qui est de « sentir » l’information qui fera événement. Le choix de Gabriel García-Márquez, n’est pas non plus fortuit. Il est considéré au journal comme l’une des meilleures « plumes ». Il y est chargé notamment des enquêtes. « Il est spécialisé, écrit Miles Corwin dans la Columbia Journalism Review, dans ce que l’on appelle dans les journaux latino américains, les articles refrito [littéralement "remaniés"]: une reconstruction détaillée d’un événement dramatique, publiée des semaines ou des mois après [l'événement] sous la forme d’un récit écrit avec de l’élan et une grande habileté. » (5)

Il ne reste plus à  Gabriel García-Márquez qu’à s’exécuter, et d’abord à interviewer le naufragé. Cela durera 3 semaines « épuisantes », réparties en 20 séances de 6 heures chacune. Pas de magnétophone, car inventés depuis peu, les appareils étaient alors très encombrants et peu fiables.

Aujourd’hui, reconnait-il, on sait combien les magnétophones sont utiles à la mémoire , mais il ne faut jamais détourner son regard du visage de l’interviewé, qui peut exprimer beaucoup plus de choses que sa voix, et parfois même le contraire.

Il dira plus tard:

La majorité des journalistes laisse le magnétophone faire le travail, et pense ainsi respecter la volonté de la personne qu’ils interviewent en en retranscrivant mot pour mot ses propos. Ils ne réalisent pas que cette façon de travailler est peu respectueuse: lorsqu’une personne parle, elle hésite, s’engage dans des tangentes, ne finit pas ses phrases et fait des remarques insignifiantes. Pour moi, le magnétophone doit être utilisé dans le seul but d’enregistrer un matériel que le journaliste décidera d’utiliser par la suite, de la manière dont il décidera et choisira selon sa façon de raconter. Dans ce sens, il est possible d’interviewer quelqu’un de la même manière manière que vous écrivez un roman ou une poésie.

Un coup de génie

À l’époque donc, pas de magnétophone, seulement des notes prises sur des cahiers d’écolier. Et il faut écrire vite, car les articles sont publiés dans la foulée. Gabriel García Márquez décida que le naufragé, Luis Alejandro Velasco, serait le narrateur, et non lui, le journaliste. Aujourd’hui, il est difficile de dire comment cela fut décidé, puisque García Márquez, lui-même, en présente deux versions. Dans son autobiographie, il explique qu’avant même de réaliser les interviews, il avait choisi ce mode narratif: « Je le [Guillaume Cano] prévins, déprimé mais avec la plus grande courtoisie possible, que j’écrirai le reportage par devoir professionnel mais que je ne le signerais pas. » Dans le texte d’ouverture de Récit d’un naufragé, sa version est autre: « Mon seul problème littéraire allait être de convaincre le lecteur de son authenticité. Pour cette raison —et aussi par équité— nous décidâmes de l’écrire à la première personne et sous sa signature ».

Aujourd’hui, peu importe. Ce choix s’avérera un coup de génie. D’une part, il offrait la « crédibilité », puisque c’était celui qui avait vécu l’aventure qui racontait et que le lecteur le croyait, et d’autre part, il permettait l’immense souplesse narrative du roman.

Si l’histoire fascine, elle représente sur le plan du récit une prouesse, car il ne se passe pas grand chose sur le radeau de Luis Alejandro Velasco, qui dérive lentement dans la mer des Caraïbes. Les deux seuls événements importants —le naufrage et l’arrivée sur la terre ferme— se déroulent au tout début et à la toute fin de l’histoire. Qui plus est tous les lecteurs connaissaient déjà l’histoire et son dénouement heureux. Il fallait aussi composer avec les impératifs de publication imposé par le rythme d’un quotidien du soir.

Cela imposera un cadre:

Afin de mettre les lecteurs en condition avant de le [Velasco] jeter à l’eau, nous décidâmes de commencer le récit par les derniers jours que le marin avait passé à Mobile [aux États-Unis]. Nous fûmes d’accord aussi pour ne pas l’achever à l’instant où il retrouvait la terre ferme mais au moment de son arrivée à Carthagène, acclamé par la foule, c’est-à-dire quand les lecteurs pourraient poursuivre le récit tout seul à l’aide des faits déjà publiés. Cela nous donnait quatorze chapitres pour un suspense de deux semaines.

L’utilisation de procédés propres à la fiction

Ce choix d’étirer le récit est typiquement un procédé de fiction. La logique journalistique aurait été de commencer directement par le fait lui-même, c’est-à-dire le naufrage. Mais cette ouverture décalée permet au lecteur de pénétrer dans la psychologie du personnage, de partager ses sentiments et ses états d’âme. Velasco avant d’embarquer a été voir un film à grand spectacle: Ouragan sur le Caine, célèbre pour sa scène de tempête au cours de laquelle le capitaine Queeg, joué par Humphrey Bogart, assiste à la mutinerie de son équipage.

Après avoir vu le film, Velasco explique dans Récit d’un naufragé:

J’étais moi aussi fort ébranlé. En huit mois [le Caldas était resté 8 mois à Mobile pour subir plusieurs modifications] j’avais perdu l’habitude de la mer. Je n’avais pas peur car l’instructeur nous avait apris à nous débrouiller en cas de naufrage. Mais après avoir vu ce soir-là Ouragan sur le Caine je me sentis inquiet et cette inquiétude était anormale. Non qu’à partir de cet instant j’ai pressenti la catastrophe. Mais je reconnais que je n’avais jamais éprouvé autant d’appréhension devant l’imminence du voyage.

Gabriel García-Márquez ne pouvait que porter attention à ce film, car il l’avait vu et en avait fait un critique assez virulente au début du mois de mars. Gabo reproche notamment au film de s’appuyer sur une psychologie de bazar, qui ruine la qualité du film et en particulier fausse son personnage principal. « La personnalité psychopate du capitaine Queeg (…) est basée sur des raisonnements que l’on trouve dans la presse magazine ». Pour lui, Queeg, « comme simple être humain, comme loup de mer endurci et discipliné, est en soi un personnage extraordinaire, sans qu’il soit nécessaire de compliquer les choses avec des spéculations psychiatriques à deux sous. »

Un long « monologue intérieur »

Autant de remarques qui trahissent le romancier alors en devenir, qui prêtera toujours dans ses œuvres une grande attention « à l’exploration de la vie intérieure de ses personnages », comme l’indique Melvin Corwin.

Dans la série sur Velasco, il se sent libre de reconstruire les monologues intérieur de son personnage et pour la première fois, ils ont été effectivement partie intégrante de l’histoire. Et lorsque le marin a des mirages, discute avec des compagnons imaginaires ou se bat contre les distortions du temps, tous ces passages laissent présager du romancier mature.

Les réflexions —et l’inquiétude— qu’inspire au futur naufragé la scène de tempête d’Ouragan sur le Caine, et le premier pas dans cette vie intérieure du naufragé, qui est l’une des poutres maîtresses de la narration.

Pour tenir en haleine le lecteur et faire en sorte qu’il achète le numéro suivant du journal, Gabriel García-Márquez utilise d’autres techniques, que l’on peut qualifier comme étant « plus classiques ». L’une d’elles consiste à ménager un suspense à la fin de chaque article. Voici par exemple, la fin du chapitre VI.

Une longue et fiévreuse demi-heure venait de s’écouler quand je sentis la mouette s’arrêter sur ma jambe. Délicatement, elle picota mon pantalon. J’avais gardé ma rigidité de cadavre lorsqu’un coup de bec brutal me frappa au genou. Je faillis bondir à cause de ma blessure, mais je réussis à supporter la douleur. Après quoi la mouette s’avança jusqu’à ma cuisse droite, à cinq ou six centimètres de ma main. Je retins mon souffle et fis glisser celle-ci imperceptiblement, avec une précaution désespérée.

Pour savoir, si le naufragé affamé va réussir à s’emparer de la mouette qui lui picore la jambe, il faut lire la suite.

Une grande proximité avec la “source”

Mais tout cela n’a été possible que parce que Gabriel García-Márquez a réussi à obtenir une étroite collaboration avec sa « source ». Il explique : « Je fus très vite persuadé qu’il [Velasco] ne dissimulait rien. Je n’eus rien à forcer. C’était comme une promenade dans un champ de fleurs où j’aurais pu cueillir en toute liberté celle que je préférais. » Un travail collaboratif essentiel, qui permettra d’alimenter le récit et de lui donner sa force. Le marin trouvant pour les anecdotes qu’il raconte « des significations symboliques ou sentimentales, comme celle de la première mouette qui ne voulait pas s’en aller. Celle des avions racontée par lui, avait une beauté cinématographique. (…) À partir d’un certain moment je n’eu plus rien à ajouter. »

La série —qui n’a pas pris une ride un demi siècle plus tard— fut un tel succès que quelques mois plus tard, en juin, Gabriel García-Márquez réalisa une série utilisant la même technique, mais cette fois signée par lui, avec le champion cycliste colombien Ramón Hoyos, dans laquelle celui-ci se raconte.

Ce sera l’un des derniers articles qu’écrira G. García-Márquez en Colombie, car très rapidement la décision sera prise par le journal de l’exfiltrer, en raison des menaces sur sa sécurité. Ce n’est pas impunément que l’on écrit la « vérité » [la série sur Velasco était titrée "La verdad sobre mi aventura" —La vérité sur mon aventure] dans un dictature et que l’on montre les défaillances l’armée. Dans son récit Velasco expliquait notamment que le Caldas avait été déséquilibré par l’énorme masse de matériels électroménagers (réfrigérateurs, machines à laver, etc.) que l’équipage ramenait en Colombie, ce qui est théoriquement interdit sur un navire militaire, que le radeau sur lequel il se trouvait était dépourvu de sa dotation réglementaire (eau, vivres, etc.), et surtout qu’il n’y avait pas eu de tempête, qui était l’explication officielle du drame. Des années plus tard, les plus hauts responsables de la marine colombienne continuaient à maintenir contre toute évidence, que la version de Gabriel García-Márquez et de Velasco était fausse [lire ici, un exemple de ce type de témoignage - en espagnol]

En tout cas, comme l’écrit Miles Corwin, « cette série d’articles a représenté un pivot dans la vie et dans la carrière d’écrivain de García-Márquez. Le gouvernement fut tellement furieux, que la direction du journal, qui craignait pour la sécurité du jeune reporter, l’envoya à Paris, comme correspondant. Quelques mois plus tard, il ferma El Espectador. La disparition de son gagne pain obligea García-Márquez à devenir un journaliste itinérant qui devait vendre des piges pour vivre — et, de manière cruciale, à continuer à écrire des romans. »

Pour autant, Gabriel García-Márquez n’abandonnera jamais réellement le journalisme qui avait tant marqué sa vie. En particulier, il créa en 1994, la Fundacíon nuevo Periodismo Iberamerico [FNPI], dont il est à ce jour encore le président, qui est l’un des plus importants foyers de la réflexion sur le journalisme en Amérique latine. Mais ceci est une autre histoire.

Notes

  1. Récit d’un naufragé, par Gabriel García-Márquez, Grasset, coll. Les Cahiers rouges, Paris, 2003. L’édition originale a été publiée par Tusquets, à Barcelone, en 1970. C’est à cette occasion qu’apparu la signature de Gabriel García-Márquez sous le récit.
  2. Cette version est contestée. Seule certitude le sous-marin a été attaqué par le Caldas, mais il n’est pas sûr qu’il ait réussi à le couler.
  3. Vivre pour la raconter, Grasset, Le livre de poche n° 30538, Paris. Théoriquement, ce ne devait que le premier tome des mémoires de Gabriel García-Márquez, mais il est peu probable qu’il écrive maintenant la suite. Vivre pour la raconter raconte son enfance et sa jeunesse, jusqu’à ce qu’il soit obligé de quitter la Colombie à luise du Récit d’un naufragé.
  4. Trois articles publiés en mars 1955, dans l’ordre suivant: El naufrago sobreviviente paso los once dias en una fragil balsa, Como recibieron la noticia la novia y los parientes del marino Velsaco. [Le naufragé a survécu pendant onze jours sur un radeau fragile. Comment la jeune épouse et les parents du marin Velasco ont appris la nouvelle]. Oficina de informacion exclusiva para el naufrago crea la Marina, « Para que no se trate de explotarlo ». Sus declaraciones al llegar a Bogota. [Un Bureau d'information créé par la marine exclusivement pour le naufragé. "Pour qu'il n'y ait pas d'exploitation". Ses déclarations à son arrivée à Bogota. Le radeau était en liège].La balsa en que se salvo era de corcho. La explication de una odisea en el mar. Como y por que se salvo el marino. [L'explication d'une épreuve en mer. Comment et pourquoi le marin s'en est sorti sain et sauf]. in Obra periodística Vol.3, Entre cachacos II, édition établie par Jacques Gilard, Bruguera, Barcelone, Espagne, 1982, 2e édition.
  5. The Hack, the journalistic education of Gabriel García-Márquez, par Miles Corwin, Columbia Journalism Review, janvier/février 2010 [Précision: la lecture de cet article m'a donné envie de relire Récit d'un naufragé, et de revenir sur Gabriel García-Márquez journaliste, qui est aspect relativement peu connu de sa personnalité]

Article initialement publié sur Media Trend

Images CC FlickR asbjorn.hansen, -pea-, cvstodia, geotheref

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The IT Crowd et le piratage http://owni.fr/2010/06/22/the-it-crowd-le-piratage-et-the-internet/ http://owni.fr/2010/06/22/the-it-crowd-le-piratage-et-the-internet/#comments Tue, 22 Jun 2010 08:31:42 +0000 Astrid Girardeau http://owni.fr/?p=19718 Avis aux amateurs, Roy, Moss et Jen et toute l’équipe du sous-sol de Reynholm Industries sont de retour. La quatrième saison de The IT Crowd démarre le 25 juin au Royaume-Uni sur Channel 4.

Et l’actualité récente nous a rappelé l’une des fameuses scènes de la série anglaise.

Entre le lobbyiste de l’industrie musicale qui souhaiterait la peine capitale pour les pirates, et le site chinois FreeMusicHK où télécharger une œuvre protégée est assimilé à tuer un artiste (par exemple à tirer une balle dans la tête des membres de Blur), on est finalement pas si loin de la publicité parodique anti-piratage tirée de l’épisode Cuisine à l’allemande (Moss and the German) de la saison 2 (2007). Parodie de la campagne, celle-là bien réelle, “Piracy It’s a crime”.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Dans la foulée, on ne résiste pas à publier l’une des autres scènes les plus drôles de la série : “This is the Internet”.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

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Le numérique fantasmé à l’écran retarde la compréhension et l’adoption du numérique réel par les migrants digitaux http://owni.fr/2009/06/15/le-numerique-fantasme-a-l%e2%80%99ecran-retarde-sa-comprehension-et-son-adoption-par-les-migrants-digitaux/ http://owni.fr/2009/06/15/le-numerique-fantasme-a-l%e2%80%99ecran-retarde-sa-comprehension-et-son-adoption-par-les-migrants-digitaux/#comments Mon, 15 Jun 2009 16:28:12 +0000 [Enikao] http://owni.fr/?p=1669 Les erreurs persistantes dans les films sont légion, les pénibles dans mon genre s’insurgent souvent et certains ont même franchi le pas en collectant l’ensemble des aberrations et anachronismes. Qu’il s’agisse de canons napoléoniens sans recul, de soldats de la Wehrmacht aux cheveux plus longs que 2 cm, de bruits de tirs spectaculaires (ceux qui tirent à balle réelle savent que le bruit est très sec), de sons dans le vide sidéral (une TIE Fighter et son bruit caractéristique), ou encore de gens qui parlent spontanément tous la même langue alors qu’ils sont étrangers les uns aux autres, la liste est longue, très longue.

Dans n’importe quel film ou série, en particulier dans les films policiers depuis quelques années, le numérique joue de plus en plus un rôle important : consultation de fichiers, recherche d’indices, analyse de l’ordinateur d’une victime ou d’un suspect, recoupement d’informations, le petit et le grand écran ont intégré l’informatique et les objets numériques. Mais il doit s’agir d’un monde parallèle, qui ne se comporte pas comme le notre. Les aberrations sont de différente nature. Petit panorama, et réflexion sur les effets de cette construction mentale.

interface-2

  • Comme à la regrettée Samaritaine, on trouve tout sur le web, en particulier des bases de données contenant des choses complètement invraisemblables : listings de voyageurs, factures électroniques, appels passés, actes de mariage, j’en passe et des plus incongrus. A côté, les croisements de fichiers dont rêvent de nombreux Etats (fichiers judiciaires, consommation, bancaires, protection sociale…) feraient presque pâle figure.
  • Les réseaux se forcent comme un rien et on peu pirater à peu près tout très facilement, films et séries adorent avoir un petit malin (plus rarement au féminin, en France il y eut la pimpante Pimprenelle) capable de pénétrer dans un réseau sécurisé, de forcer des accès, de remonter jusqu’à des ordinateurs maîtres à partir d’un esclave, d’espionner des caméras d’un réseau de surveillance, de faire fonctionner certains automates… Voilà qui participe à la crainte aveugle moranoïaque pour les néophytes qui se disent qu’à partir d’une simple adresse mail leurs comptes bancaires risquent d’être siphonnés et leur vie personnelle mise sur la place publique.
  • Le temps d’attente n’existe pas : tout charge instantanément, ou le plus vite possible quand il faut vraiment montrer quelque chose qui défile comme par exemple un rapprochement d’informations ou un listing défilant. On imagine sans mal la puissance de calcul colossale de ce genre de bécanes.
  • Personne n’utilise de services ou de logiciels connus du grand public, qu’il s’agisse d’un navigateur, d’une page d’accueil de fournisseur d’accès à Internet, d’un portail du service public ou encore d’un simple client e-mail. Peut-être est-ce une question de placement de produit, toujours est-il que le débutant ne reconnaîtra rien de son quotidien.
  • Les logiciels sont très avancés. Ergonomiques et modernes, graphiquement beaux, ils sont complets, fonctionnant par pop-up ou widgets pour les rapprochements photo / identité / empreinte : jamais on ne voit deux fenêtres ouvertes, ou une navigation entre deux fenêtres. Tout se fait uniquement au clic gauche, et en un seul clic s’il vous plaît ! Ces logiciels affichent d’ailleurs tout en gros, en très gros. Ainsi même à 10 mètres on peut voir ce qui se passe à l’écran.
  • Technique, ligne de code, analyse et outils informatiques restent l’apanage de quelques spécialistes. Parmi les personnages de la fiction, les rôles sont nécessairement partagés, il y a ceux qui savent s’en servir et les autres, ceux qui demandent l’information. Jamais on n’assiste à une démonstration, un apprentissage. Les outils numériques sont du ressort de spécialistes. Chasse gardée !
  • Il y a encore très peu d’usage des réseaux sociaux, mais ça devrait arriver prochainement. Les possibilités sont pourtant nombreuses pour les scénaristes: trouver une piste dans les commentaires d’un blog, regarder qui sont les friends sur Facebook et MySpace pour établir un graphe social, vérifier l’historique des conversations MSN pour identifier un réseau, analyser par stéganographie des images échangées par courrier électronique pour voir si des photos anodines ne comportent pas un message codé, découvrir un profil bis qui permet une double vie en ligne… Gageons que la présentation des nouveaux moyens de communication interpersonnels se fera sous l’angle négatif.
  • Le plus risible reste encore le son. N’importe quelle application produit de petits bruits (blip, xzzz ou encore bidibidibidi) et ce même si personne ne touche à rien et que l’ordinateur est simplement allumé en arrière plan, sans tâche de fond particulière. Un moyen d’indiquer qu’il y a une âme dans la machine ? Plus fort encore, la plupart du temps les ordinateurs qui semblent par leurs petits couinements rendre un hommage numérique à R2D2 ne sont même pas équipés de haut-parleurs…

Côté mobilité, les films et téléfilms sont également à la traîne par rapport aux pratiques déjà courantes.

  • Les sonneries de téléphone mobile, même les appareils qui manifestement des smartphones dernier cri, sont pathétiques de nullité et ressemblent à un mauvais fichier midi. Aucun personnage de fiction ne personnalise ses sonneries, mais aucun ne regarde son écran pour savoir qui appelle avant de décrocher. Et personne ne met son téléphone portable en mode vibreur.
  • Personne n’envoie d’e-mail ou ne consulte Internet depuis un téléphone mobile ou un ordinateur portable, même en 3G. Internet, c’est encore réservé à la machine posée sur le bureau. Alors que les offres commerciales existent depuis longtemps déjà… et l’usage aussi !
  • Le Wi-Fi (si on en parle, mais comme de toute façon ce n’est pas montrable à l’écran…) fonctionne toujours, les réseaux ne coupent jamais (sauf cas rare et pour les besoins du scénario).

Tout ceci paraît bien anodin, mais en réalité c’est assez gênant car petit et grand écran participent à la création d’un imaginaire collectif. Pour celui qui n’est pas historien, policier, technicien, réparateur auto, balisticien, physicien, l’image fait plus ou moins foi. Car on peut se dire légitimement, si on ne cherche pas à aller plus loin et/ou si l’on ne dispose pas des connaissances spécialisées, que c’est une reconstitution à peu près fidèle et que ça doit ressembler (ou ressemblait) à ce que l’on nous montre. Il est dommage que l’on nous présente une version faussée de l’histoire, ou de la physique dans certains cas bien particuliers, mais de toute façon cela ne nous touchera pas dans notre quotidien, d’abord parce que le voyage dans le temps ne fonctionne que dans un sens dans un même référentiel (au rythme d’une seconde par seconde), ensuite parce que les voyages dans l’espace, le tir à balles réelles ou les cascades en voiture ne concernent pas encore grand monde.

En revanche, pour ce qui est du numérique, c’est bien plus dommageable, car nous sommes dans un univers plein d’objets électroniques, où les réseaux, les télécommunications et Internet sont une réalité… au quotidien ! Pour un migrant digital, l’image qu’on lui propose des outils numériques de ces mondes virtuels (ou de cette nouvelle couche ?) est néfaste et angoissante. C’est un monde d’outlaws sans sheriffs, un univers de spécialistes qui s’y connaissent où les autres se font plumer ou dénigrer, un domaine qui tient de la magie car les choses s’y font comme par miracle et sans rapport avec d’autres univers plus grand public. Il n’y a aucune notion de limites : on trouve absolument tout, on peut toujours tout obtenir et pénétrer impunément n’importe quel réseau, rien ne demande de temps il suffit d’avoir le bon outil et la bonne technique, personne ne se heurte à des problèmes de compatibilité de formats ou d’interopérabilité.

Parce que petit et grand écran contribuent à la fabrique de nos représentations mentales de notre société et de notre histoire comme de notre présent (on dira Weltanschauung pour faire chic et briller dans les salons), il serait temps qu’ils contribuent également à vulgariser l’informatique, Internet, les réseaux sociaux et les appareils électroniques du quotidien avec davantage de fidélité à la réalité. Vulgariser au sens de démystifier, rendre populaire, faire comprendre, effectuer un peu du travail pédagogique qui manque dans les parcours scolaires. Les fictions françaises peinent déjà côté audiences en raison de scénarios planplan, de rythmes lents, d’un manque cruel de créativité dans les intrigues autant que dans les stéréotypes de personnages (faire d’un médecin toxicomane et misanthrope notre héros ? vous n’y pensez pas !) et d’un ancrage dans un proche passé intemporel (aucune référence à un événement historique daté) rassurant qui éloigne un moment le téléspectateur des turpitudes de son quotidien.

Et si on commençait à faire preuve d’ambition, de créativité, et de réalisme ? La connivence que prônent les grandes chaînes (le slogan de France 3 est : De près on se comprend mieux, la signature de la campagne publicitaire de TF1 est On se retrouve sur TF1) est encore au stade des mots. Il s’agit de s’y mettre dans les faits. Ou résumé en deux mots : moteur, action !

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