Tremblez, ‘gourous’ du web: les vrais experts arrivent!

Le 4 décembre 2010

Et si les chercheurs "traditionnels" s'emparaient de toutes les belles théories des autoproclamés penseurs du web social ou autres gourous 2.0... et allaient défier ces derniers dans leur arène ?

Dans le cadre des rendez-vous Regards sur le Numérique, Alexis Mons a eu l’occasion de rencontrer Andrew Keen. L’occasion pour lui de revenir sur les points essentiels du débat engagé à cette occasion.

Où sont les évidences? Où sont les causes?

Andrew Keen est une sorte de contre-gourou. Face aux évangélistes de tout poil qui nous vendent de la pensée magique par kilo, il est un des représentants de ces gens qui viennent un peu casser les rêves. Exemple type, avec la sentence ainsi prononcée mardi soir :

[There is] no evidence that social media has cured anything.

Saint-Thomas était parmi-nous, mais comme je l’ai dit sur Twitter : il a raison. J’aurai même ajouté que c’est une évidence car, le Social Media n’étant qu’un moyen, ce sont les gens qui résolvent les choses, pas l’outil dont il se servent. Relisez Tribes, de Seth Godin, ou cet excellent billet sur la question de savoir si la technologie peut éradiquer la pauvreté. Bien vu, Hubert Guillaud : la technologie n’est pas le progrès !

Mardi soir, en écoutant Keen, je pensais à Jaron Lanier. D’abord parce que Lanier est plus ou moins le même genre de désenchanteur. J’avais adoré sa thèse du nouveau totalitarisme social. Il était en avance sur la nostalgie communiste. Ensuite parce que Geneviève Petit a posé une excellente question sur l’idée d’un caractère calviniste du Social Media qui renvoyait à mon goût à la culture de certains de pères fondateurs du net et du web, faisant écho à l’excellente sortie de Lanier sur l’impact du design originel du web dans le constat que l’on peut faire de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Vous en aurez un aperçu sur RSLN, justement.

Mardi soir en écoutant Keen et en pensant à Lanier, j’ai surtout revisité mentalement le dernier chapitre de Smart Mobs de Rheingold, celui où il nous dit que la technologie ne produit que ce que nous décidons d’en faire. C’est fondamentalement le propos de Lanier, dans son dernier opus, et de son appel à se prendre en main pour s’extraire des contingences du design originel du web et de choisir d’en corriger les traits, si nous le décidons, dans une logique humaniste. Keen pointe, dans cette veine, la problématique de la vie privée, directement concernée par ce problème de design originel.

Comme Rheingold, Keen fait référence à Foucault et aux philosophes français de la fin du XXe siècle. C’était facile de jouer avec nous, français, l’autre soir. Et il est bon de rappeler à quel point ils sont considérés comme fondateur de la compréhension de ce que nous vivons… outre-atlantique.

Ça tombait bien, car la sociologie française était brillamment représentée par Patrice Flichy en ouverture de cette soirée. Cela me plait de voir un pont se créer entre nos penseurs historiques si bien mis en mouvements pour étayer le propos de Keen et un digne représentant de la recherche française.

Cela me plait d’autant que nous avons assisté sur la fin à une collision entre Keen et Patrice Flichy. Le second critiquant la pensée, certes brillante du premier, mais trop généraliste et théorique à son goût, pour faire la promotion du travail de fond de la recherche à aller enquêter dans le dur, sur le terrain, histoire de comprendre vraiment ce qui s’y passe. Keen a balayé tout ça d’un revers de main.

C’était vraiment très drôle en fait, car le sujet de la soirée portait sur la critique du culte de l’amateur, le fond de commerce de Keen. Voir ce dernier gentiment recadré par un représentant estampillé de la recherche était tout compte fait énorme, dans le contexte.

Et c’est là où je veux en venir. Cet épisode m’est apparu parfaitement révélateur d’un point de bascule caractéristique de l’instant présent, dont je veux parler ici : les gourous ne sont plus seuls à penser, les (vrais) chercheurs viennent la leur faire et ils ont du biscuit et du fond.

Gourous vs. real experts

Depuis que je fais ce métier, j’aime à fréquenter les bouillons de culture et ceux qui me connaissent m’ont souvent croisé à la FING ou à LIFT, connaissent mon goût pour la confrontation des idées en milieu hétérogène. C’est aussi pour ça que je suis chez OWNI.

Jusqu’à présent, il faut bien reconnaître que, dans ces environnements, on voyait assez peu de chercheurs et que les données et enquêtes que l’on avait à se mettre sous la dent étaient rarement le fruit de travaux de recherche dument estampillés. De fait, on s’est habitué à discuter sur des enquêtes d’opinion et autres études aux méthodologies douteuses, méthodologies qui n’intéressaient personne puisqu’il s’agissait de trouver des appuis à nos pensées magiques. C’était, et c’est aussi une sorte de jeu, auquel je goûte avec gourmandise pour ma part.

A l’arrivée de la démocratisation des médias, beaucoup de gens, dont moi, se sont rendu compte que l’on s’était fait un film et que ce qui se passait avec les gens n’avait rien à voir avec nos théories fumeuses. C’est de là que vient, notamment, mon goût immodéré pour l’observation des usages, pour la rencontre avec la réalité vraie, ras le goudron. Je ne peux que constater que c’est déjà compliqué de bien comprendre ce qui a déjà eu lieu.

Dans notre petit monde douillet des experts autoproclamés et sociologues du dimanche, nous sommes rodés aux pensées magiques, visions et autres constructions intellectuelles hors sol, à l’art de la synthèse.

C’était très chouette, mais tout ceci se termine. Keen a beau balayer la critique d’un revers de main, il n’est qu’un de plus sur la liste des gourous de tout poil à se faire recadrer par le monde de la recherche. Chers amis du cirque des ex-blogueurs et influenceurs stratégiques de tout poil, nous avons de la concurrence estampillée CNRS. On va souffrir. À ce titre, il faut aller lire les commentaires du billet sur le dernier livre de Dominique Cardon pour juger de ce qui attend les historiques du débat. Le comble étant que Dominique est pourtant un vrai chercheur. Un des rares participant historique au jeu. Ça doit être ça, le truc.

À titre personnel, je range donc volontiers ma gloriole, et je veux faire amende honorable aux chercheurs. J’aurai même aimé qu’ils débarquent plus tôt.

Descendre du nuage et aller sur zone

Keen a tort. On a besoin d’aller voir sur zone. On a un aperçu de notre méprise dans l’étude récente des vieux routiers bretons des usages qui composent Marsouin. C’est une des raisons qui me font conserver quelques heures de cours en fac, pour vérifier sur pièce combien les prophètes de la génération Y sont en décalage, par exemple.

Comme au début des années 2000, quand nous avons pris dans la gueule la faillite de nos théories à la con, il faut se méfier des idées simples et flatteuses, pour aller juger de la réalité. Celle-ci, de ce que je peux juger, n’en est pas moins prometteuse de ce que l’homme est capable de faire avec le digital. La vérité c’est qu’il faut partir de l’homme d’abord, de ce qui l’anime et du sens qu’il met à faire certaines choses en mobilisant, en fin de compte, certains outils.

Hier soir, avec les gens de Microsoft, je parlais de la foultitude de détournement des Kinects. Une magnifique nouvelle pour ce produit d’être déjà détourné, de servir à quantité d’autres choses que ce pourquoi il a été conçu, de ne plus appartenir à ses pères, qui vont bien en profiter, en situation de perte de contrôle…

Il faut accepter de lâcher des potentialités dans la nature et revenir à un peu d’humilité et de pragmatisme. Il faut travailler avec les gens, pas essayer de faire des plans sur la comète et en fin de compte essayer de les manipuler. Ils n’en font qu’à leur tête. Allez lire les désillusions de MyMajorCompany et vous comprendrez ce dont je parle. Et vive l’opendata au passage.

Mardi soir, j’ai compris quelque chose. Keen et consorts ne nous parlent pas de l’avenir. Ils fabriquent une photographie du modèle tel qu’ils le conçoivent maintenant. L’avenir n’est pas ce qu’ils en disent, car ils raisonnent comme si le Social Media avait atteint un état figé et était réductible aux grandes plateformes comme Facebook.

Comme l’a fait remarquer quelqu’un, c’est le même type de point de vue qu’au début de la télévision, quand il y avait 3 chaines et qu’on en faisait le procès définitif. Aujourd’hui, il y en a des tonnes et l’usage en est totalement différent.

Ceci ne veux pas dire que, comme le design originel du net a influencé la situation présente du net et du web, le poids de ce qu’est et de ce que pense un Marc Zuckerberg n’aura pas d’incidence. Mais bien malin, dans un environnement aussi instable et avec tant de possibilité de hacking et de constitution de mouvements militants et agissants, de savoir ce qui va se passer. Par contre, pour avoir un écho favorable à ce que dit Jaron Lanier, et avant lui Rheingold, on peut sérieusement reposer la question de savoir quel futur nous choisissons et comment ?

Il est heureux que la recherche soit enfin là pour nous donner de la matière de qualité pour y répondre. Bienvenue. Je suis impatient d’interagir avec vous.

Vivement le prochain débat RSLN. Ce serait bien d’y inviter Danah Boyd, elle a l’avantage d’être des deux côtés.

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Billet initialement publié sur le blog d’Alexis Mons.

Crédits Photo CC Flickr : Laughing Squid, Meet The Media Guru.

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